d’où partent les perspectives?

Sinzo Aanza



Il s’est produit dans la discrétion la plus assourdissante et dans une inconséquence opiniâtre, un événement lumineux: la réhabilitation, par les pratiques contemporaines, de l’artiste  »congolais » pré-colonial. Le geste artistique posé dans ce cadre social, culturel, historique et politique particulier comme audace de dépassement de ce qui est par ce qui n’est pas rappelle l’audace de façonner un visage (masque) et un corps (nkisi) pour les esprits par exemple, et pas uniquement les plus bienveillants, car il fallait avoir une compréhension des choses indubitablement contemporaine, intemporelle et donc simplement artistique pour prendre sur soi une occurrence telle que la proposition du Kifwebe à la communauté politique et culturelle dans laquelle on se trouvait.

Au lendemain de conflits particulièrement meurtriers de la deuxième moitié des années quatre-vingt dix, eux-mêmes ayant suivi un désenchantement et un délabrement généralisé de la société telle qu’elle avait commencé à se penser en sortant de la colonisation sans considération suffisante et féconde pour les éléments de l’imaginaire, après d’aussi longues années d’une structuration étrangère essentiellement tournée vers l’exploitation du territoire et des corps qui le peuplaient d’une énergie toute aussi rentable que le caoutchouc, l’ivoire, le bois, l’or, le cuivre, l’uranium, etc, les artistes contemporains à Kinshasa, Lubumbashi, Goma, Kisangani, reprennent le geste artistique dans sa sublime et obstinée prétention de dépassement des éléments du cadre solidement fixé autour de la vie et dont l’histoire comme l’actualité bousculées, déchirées et grossièrement rafistolées, clament orageusement les lacunes et les monstruosités.

En comparaison, l’art pour l’art est né de l’ennui et des connivences dans l’embourgeoisement des créateurs, alors qu’en ce cas de figure les urgences existentielles oppressent encore et secouent littéralement le corps comme l’esprit.


De tous temps, l’artiste au Congo, dans ses communautés politiques pré-coloniales comme dans sa marginalité coloniale et post-coloniale, a dévisagé et manoeuvré le politique, c’est-à-dire la vie et son encadrement, son exploitation, son orientation, ses perspectives et ses latitudes. En comparaison, l’art pour l’art est né de l’ennui et des connivences dans l’embourgeoisement des créateurs, alors qu’en ce cas de figure les urgences existentielles oppressent encore et secouent littéralement le corps comme l’esprit. Le geste artistique à proprement parler, n’a pas été colonisé, il n’a pas davantage été détruit par la colonisation qui d’emblée l’a classé dans le paganisme et la primitivité, étant sans doute la plus grande contradiction à la proclamation de la mission civilisatrice du projet colonial et se posant, rien que pour l’imagination qu’il propose comme le plus redoutable ennemi de la dictature qui s’affirmera peu de temps après l’indépendance du pays. Dans les pratiques d’artistes contemporains, il apparaît assez tôt que lors même qu’ils ne l’abordent pas dans une frontalité juvénile ou impatiente, un consensus est sournoisement établi sur la nécessité de ne jamais arrêter de féconder le cadre hérité de la colonisation, de le sortir des logiques de négation de la vie en tant que projet d’exploitation quand bien même l’on voudrait faire de ces mêmes logiques des alliés de la vie, comme lorsque la propagande coloniale rabâchait qu’elle avait mis fin à l’esclavage ou la dictature de Mobutu au tribalisme et au sectarisme.

Il n’est pas anodin que ce soit à chaque fois une certaine jeunesse qui se manifeste et pose son geste. Le Laboratoire Kontempo est, comme son nom l’indique, une proposition de dépassement de ce qui est, qu’on le soupçonne, qu’on le perçoive, qu’on le vive, qu’on s’en accommode, qu’on s’en agace ou qu’on en meurt, même symboliquement.

Mega Mingiedi, à travers l’image du fonctionnaire, c’est-à-dire l’individu qui incarne le service qu’est supposé être l’Etat pour tous, se projète dans un cadre viscéralement réformé, où tous les mots habituellement associés à  »colonie » trouvent un sens plus apaisé. Ce qu’il appelle une Post-post-colonie. Séphora Mianda remplace le folklore des motifs du pagne devenu vêtement traditionnel au Congo suite à la colonisation et à la propagande dictatoriale de Mobutu, une parole qui fait réellement sens dans les vies des gens et en usant d’une écriture, le Mandombé, inventée et développée à partir de 1978 par le chercheur Wabeladio Payi. Peter Miyalu pose l’absurdité de certaines injonctions esthétiques héritées de la colonisation, telle que la saleté et la mocheté du cheveu crépu, en se soumettant au rasage dans des circonstances toutes aussi absurdes. Paulvi Ngimbi part de la matérialité de tout objet pour interroger les réinventions de la croix à travers sa plastique, ses formes parfaites qui s’installent dans l’inconscient comme la trace permanente de la perfection du sacrifice du Christ et un appel hypnotique à la contemplation et non à l’action. Le duo Mukenge-Schellhammer revisite la violente relativité de l’imposition du regard sur l’autre, de la soumission à ce regard et du jeu avec ce regard isolé dans sa toute puissance et ne pouvant ainsi plus connaitre l’autre, le rencontrer et s’apercevoir de la nature commune des hommes. Prisca Tankwey et Godelive Kasangati proposent des allégories des clichés dans lesquels le continent africain est enfermé si bien que que les Africains eux-mêmes y sont étrangers, pour la première, et de la limitation des moyens de l’imaginaire et de sa diversité par le pouvoir de langues étrangères imposées par la colonisation, pour la deuxième. Une esquisse de la ville pour Manzambi fait se rencontrer sur quatre grands carrefours de Kinshasa le poète maudit, obstiné et obsédé par une idée de pays où toute idée peut s’exprimer et se réaliser, Matala Mukadi Tshiakatumba, l’artiste aux merveilleuses utopies urbaines Bodys Isek Kingelez et un jeune étudiant kinois anonyme dont l’incontournable radio trottoir raconte qu’il avait proposé un plan de robotique aux fins d’alléger la pénibilité de certains métiers dans la ville, à commencer par la régulation de la circulation routière. L’ébauche de cette rencontre étant elle-même une affirmation tapageuse que ce qui n’est pas est fondamental et indispensable.

« Toutes ces démarches artistiques vont dans le sens d’un art qui se pense dans l’absolu comme une proposition utile. »



Toutes ces démarches artistiques vont dans le sens d’un art qui se pense dans l’absolu comme une proposition utile. Certes relative, car consciente de la pertinence, de l’urgence et de la subjectivité les unes des autres et, cependant, foncièrement, totalement par-delà l’assignation politique de l’art dans les structures sociales, comme des pistes pour le renouvellement perpétuel de la société et donc sa vivification, son maintien non négociable du côté de la vie et non des différentes formes de mort dont elle a été assaillie au fil de l’histoire et continue de l’être dans l’actualité.

Sinzo Aanza
Sinzo Aanza

Sinzo Aanza (né en 1990 à Goma, DR Congo) vit et travaille à Kinshasa en DR Congo. En 2020-2021, il est le directeur artistique de la deuxième édition de la Biennale Yango qui se tient à Kinshasa.