Sephora Mianda : « LELE » (Habit) Collage papier sur robe en wax, Kinshasa 2020
En posant dans une robe blanche sur laquelle sont inscrites plusieurs phrases en écriture négro-africaine Mandombe, Sephora Mianda, questionne les paradigmes de l’africanité. Le tissu de la robe en pagne, le Wax hollandais, est par exemple aujourd’hui, considéré comme typiquement africain alors qu’il a été initialement importé d’Europe. Cette œuvre aborde donc la notion d’appropriation, tout en étant un appel à la valorisation des tissus locaux.
EN FILIGRANE
Jean Kamba
L’adjectif « quotidien », renvoie à ce qui relève de la vie de tous les jours et qui n’a rien d’exceptionnel. Ce caractère non exceptionnel du quotidien est souvent qualifié de « banal ». L’adjectif « banal » renvoie à ce qui est très ordinaire et sans originalité et est souvent péjoratif. Ce qualificatif peut être en effet utilisé pour décrire quelque chose devenue vulgaire, et anonyme à force d’être utilisée, vécue ou regardée.
La quotidienneté de la vie à Kinshasa a été pour nous, dans le contexte de ce projet, un vaste champ à explorer pour constater l’omniprésence, dans l’inconscient collectif, jusqu’au jour d’aujourd’hui, d’un système et d’un mécanisme de pensée mis en place insidieusement depuis l’époque coloniale.
Nous explorerons donc ici, quelques « banalités » qui s’avèrent être matière à débattre afin de mettre en lumière les sédiments de l’époque coloniale dilués paisiblement dans le discours de la majorité dans cette ville. Ce qui, en règle générale, devrait choquer et interpeller est devenu normal, banal et fait partie du langage et de l’imaginaire collectif sans distinction des catégories de gens. Aussi, le parcours et l’histoire de ces sédiments sont devenus abstraits à force d’utilisation jusqu’à ce que ceux-ci deviennent enracinés et installés tels un « logiciel système » pilotant la quotidienneté sans jamais être remis en question. Une sorte de logiciel, pas encore désinstallé, qui continue d’orienter les psychés et de nourrir un complexe d’infériorité, comme autrefois.
De ce logiciel transpirent le déni, le manque d’estime de soi, la honte de soi, la répulsion de son identité, l’autoflagellation, le manque de confiance de soi, la fatalité, l’exotisme, etc.
Du logiciel système
Un logiciel système contrôle le fonctionnement de l’ordinateur. Il gère les travaux essentiels, mais souvent invisibles, relatifs à la maintenance des fichiers sur le disque dur, à la gestion de l’écran, etc. Un logiciel système constitue donc une partie d’un système d’exploitation.
Cette analogie, épousant le vocabulaire informatique est ici utilisée pour nous permettre d’être concrets et schématiques dans cette étude axée sur la pérennisation de la colonisation mentale. Comme l’a si bien expliqué Georges Poirier : « la situation coloniale a survécu à la fin de la colonisation non pas seulement à titre de séquelles ; ses éléments constitutifs se sont intégrés au sein d’un ensemble spécifique »1.
Les échos pareils fusent de la voix d’Achille Mbembe quand il dit que : « dans les écritures africaines de soi, la colonie apparaît comme une scène originaire qui ne remplit pas seulement l’espace du souvenir, à la manière d’un miroir. Elle est également représentée comme l’une des matrices signifiantes du langage sur le passé et sur le présent, l’identité et la mort. Elle est le corps qui donne chair et poids à la subjectivité, quelque chose dont on ne se souvient pas seulement, mais dont on continue de faire l’expérience, viscéralement, longtemps après sa disparition formelle »2.
Pour développer cette théorie de logiciel système et la mettre dans le contexte de ce travail dans une approche référentielle du langage, allons par exemple, dans un bistrot à Kinshasa où parfois, quelques comédiens présentent des vannes, que certains qualifieraient de banales, pour égayer leur public de fortune :
« Mon cher, mes intentions de me marier en Europe me portent préjudice car les femmes de là-bas ont des noms qui commencent en français et finissent en tendresse : Shakira de Monaco, Rihana, Jennifer Lopez, Beyoncé. Mais la femme du Congo a un nom qui commence en pagaille et finit en intimidations: Ana Luboloko, Sandra Kunzula, Eyenga Ekobolo, Merveille Maboso. Quelle lourdeur dans la prononciation : Boso ! Tu vas entendre en Europe, quand un musicien cite son nom, ça provoque des cris de joie et de l’enthousiasme chez les femmes : Michael Jackson, Nelly, Akon, 50 cent…Mais ici chez nous, que ça soit chez un musicien chrétien ou chez le profane, le nom vibre : Lifoko Du Ciel, Patrice Ngoyi Musoko, d’autres font même peur : Kibinda Nkoyi. En Europe ils ont des noms formidables de joueurs de foot : Messi, Neymar, Adriano, Ronaldo, Thierry Henry, Zidane. Mais chez nous, chaque nom de joueur est intimidant, d’autres sonnent comme un coup de balle, d’autres comme celui d’une grenade qui explose du genre : Papala, Mputu Mabi, Bolasie, Isama Peko. Pour d’autres, on dirait que c’est Emeneya qui le prononce : Mbokani ! »3
(Extrait d’une vanne de l’humoriste « Kizubanata » qui circule dans des bistrots de la ville de Kinshasa depuis 2017)
Ne dramatisons pas, cette vanne n’est faite que pour égayer ! Mais elle contient malheureusement des traces qui traduisent un malaise. Celui que Mupapa Say décrit en ces termes : « La pratique de l’européanisation des noms, durant l’époque coloniale, répondait au désir d’enlever au nom sa consonance typiquement africaine, jugée barbare. Ainsi certaines personnes sont-elles arrivées à modifier leur nom pour qu’il « sonne bien » à l’oreille, en fait pour qu’il puisse ressembler le plus possible à un nom européen : -Ndama pouvait devenir Damat ou Damar ; -Dibuka pouvait se transformer en Debouck ou Deboek ; -Mbila devenait Billa ou Bilat ».5
De plus, l’auteur précise que « le nom de famille était qualifié de « Kombo ya mboka » entendez « nom du village » avec toute la charge païenne, barbare et inculte (dans le sens de non-civilisé) qu’on attachait au déterminatif du village ».6
Dans cette même logique, on entend dans la bouche d’un grand nombre de Kinois l’expression « Nga naza mundele ! » (Moi je suis un homme blanc!) ou « Yo oza mundelee ! » (Toi tu es un homme blanc hein!).
Ces expressions sont souvent produites dans des situations précises. Elles sont symptomatiques et sont utilisées jusqu’à aujourd’hui par la grande majorité des Kinois. Elles tirent leur source directement de l’époque coloniale. À l’époque, la classe de ceux qui étaient considérés comme des « évolués »7 fantasmait en fait ce statut afin de bénéficier des honneurs y afférant. De ce fait on mangeait à table « comme un Blanc », on faisait la sieste « comme le Blanc », on s’habillait, on portait la raie, on parlait, « comme un Blanc », on apprenait à « rire en français ». On mettait des lunettes de soleil même la nuit pour imiter le Blanc. Bref, dans toutes les circonstances de la vie, faire « tout à fait comme le Blanc » était une expression communément utilisée : en lingala « lokola kaka mondele mpenza », en kikongo munukutuba « mutindu kaka mundele penza », en tshiluba « anu bu mutoke menemene », en swahili « kama muzungu kabisa ». Ces expressions dénotent le fait d’être évolué, sérieux, réglo, parfait, immaculé, respectueux, etc.
À Kinshasa, la musique populaire et ses acteurs ont longtemps joué un grand rôle dans la diffusion et la reproduction de ces idées. Grâce à leur popularité, certains artistes ont transmis, peut-être inconsciemment, ce fantasme de la classe des « évolués ».
Dans l’un des tubes les plus célèbres du chanteur Jean Bedel Mpiana, ce dernier communique ses fantasmes qui n’ont rien à envier à ceux des « évolués » de l’époque coloniale. Tenez par exemple des paroles comme:
« Les lauréats, ce sont ces Congolais habitant en Europe et qui l’ont dominée ainsi que confirmé leur domination durant le siècle passé et qui vont faire de même durant ce siècle naissant, apprécions-les car ils sont formidables ! Sais-tu que ce jeune homme s’habille bien et qu’il possède une maison, qu’il a ses business et qu’il mange sur une table ? Mais comment ?! Mais oui ! C’est comme ça… Mais non, les autres-là ignorent ce que c’est l’idéologie, je vous avais dit qu’il s’agit ici de grandes causeries ! Que nos jeunes puissent capter ça attentivement… Aller en Europe n’est pas synonyme d’aller au paradis, aller en Europe n’est pas synonyme de devenir un homme blanc…»8 (Extrait de la chanson « Lauréat 2000 » de Tshituka Mpiana Jean-Bedel, dit JB Mpiana ; tirée de l’album Toujours Humble sorti en 2000)
Cet extrait montre combien l’identification à l’homme blanc, telle que l’ont fait les « évolués », persiste jusqu’à maintenant chez les Congolais. Visiblement, pour l’artiste, il n’y a qu’un pas entre l’identité des « évolués » et celle des « lauréats » .
De son côté, Kalonji, dit Bill Clinton, chante:
« L’homme blanc dit que c’est lui le créateur de la dinde, eh ! L’homme blanc m’a menti en disant que c’est lui le créateur de la dinde pour justifier le fait qu’il en consomme la partie postérieure et que les Éthiopiens mangent les cuisses. Nous on ne se contente que de la malédiction (les croupions) »9 (Chanson populaire exploitée dans « Style Mombeer » de Kalonji Didier alias Bill Clinton, alors musicien de Ngiama Makanda Noel, alias Werrason, dans l’album À la queue leu leu.)
Le « dindon », en jargon kinois, fait référence aux croupions de dindes ou dindons frits ou grillés, que l’on retrouve dans plusieurs coins de Kinshasa, consommés avec de la chikwangue (bâton de manioc), du piment et de l’oignon.
Cette partie de la dinde, étant en fait le postérieur de l’oiseau, évoque une malédiction. En effet, en RD Congo, en général, quand une personne âgée maudit quelqu’un, elle lui montre ses fesses tout en les tapotant et en proférant des paroles porte-malheur.
Il n’est pas rare d’entendre des Congolais se demander « Mboka oyo nani aloka yango ? Qui a maudit ce pays ? », soit « ce pays n’a pas de chance ». D’autant plus qu’un grand nombre l’affirment : « Mundele esi asala nioso » (pas question de se fatiguer, l’homme blanc a déjà tout inventé). Ces préconceptions sont certainement liées à la croyance qu’une malédiction pèserait sur le peuple noir, comme l’affirment les théories esclavagistes qui se basent sur le passage biblique de la Genèse 9: 20-27.
D’après Mupapa Say, « naturellement les prêtres et les religieux furent les premiers à trouver une similitude entre ce texte biblique et la situation des Noirs, aussi bien dans les colonies que dans les lointaines contrées de leur déportation. Une chronique publiée de PRÉSENCE AFRICAINE renseigne ainsi sur les pensées profondes d’un prélat catholique qui fit carrière en Afrique : Monseigneur Augouard, alors simple prêtre, affirmait à sa mère, dans une de ses nombreuses lettres, qu’il était vraiment certain maintenant qu’il vivait avec les Noirs, qu’ils étaient bel et bien des descendants de Cham-descendance qui semble bien regrettable sous la plume du prélat…
En 1906, le Rev. Père A. Vermeerch S.J écrivait : … Et pour exprimer l’impression d’ensemble que produisent les descriptions du caractère des Congolais et de leurs us et coutumes, l’initiation des fils de Cham par ceux de Japhet à la vie et à la marche en avant, pourra être laborieuse, mais elle n’apparaît pas impossible. Le Roi-Souverain, poursuit-il, ne doit pas désespérer de ses sujets noirs ; on serait injuste, en appliquant à leur morale le proverbe, qu’à laver la tête d’un nègre, on perd sa lessive ».10
Les différents exemples abordés dans ce texte, sont souvent pris à la légère par le grand public alors qu’ils agissent perpétuellement sur les opinions que l’on se fait sur soi et sur son environnement. La chanson de Kalonji Didier, cependant a un côté revendicatif. Le ton ironique peut être compris comme une critique de la dépossession des peuples colonisés et du mythe des peuples maudits.
Le Logiciel système, dont il est question dans ce texte, continue de fonctionner sans failles et hante les esprits jusqu’à faire corps avec l’imaginaire collectif, tout en régulant la circulation des idées, le tout axé sur des fantasmes et des perspectives consistant à devenir l’autre, l’Occident, qui plus est considéré comme modèle parfait à imiter sur toute la ligne. Encore faut-il constater que ce système semble avoir de beaux jours devant lui et que la relève est assurée à travers le système éducatif national qui est quasiment infesté, de par sa forme et son fond, des traces coloniales invisibles et devenues normal aux yeux de tous.
Jean Kamba
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1 Poirier G. « Dépendance et Aliénation, de la Situation coloniale à la Situation Condominiale » in Cahiers Intern.de Sociologie, vol.XL, janvier-juin 1966, p 75-88.
2 Mbembe M. (2007). «De la scène coloniale chez Frantz Fanon» . In Collège international de la Philosophie ,n°58, 2007/4. Cf.http://fr.scribd.com/doc/169859402/De-la-scene-coloniale-chez- Frantz-Fanon#scribd.
3 « Yaya, na lingi na bala na poto, namemi ngambo ; muasi ya poto kombo ezo banda na français ezo suka na tendresse : Shakira de Monaco, Rihana, Jennifer Lopez, Beyonce. Mais muasi ya congo kombo ezo banda na loyenge, ezo suka na intimidation : Ana Luboloko, Sandra Kunzula, Eyenga Ekobolo,Merveille Maboso ; yoka kombo kilos : Boso !
Oko yoka na poto musicien atangi kombo muasi akangami : Michael Jackson, Nelly, Akon, 5Ocent…Mais biso awa, ezala musicien chrétien ezala profane kombo ezo vibrer :Lifoko du ciel, Patrice Ngoyi Musoko, mususu pe ebangisi yo : Kibinda Nkoyi.
Na poto oko yoka joueur : Messi, Neymar , Adriano, Ronaldo,Thiery Henry, Zidane. Mais biso awa, Joueur na joueur kombo ezo ya na intimidation nango ; mususu lokola lisasi, mususu lokola grenade, okoyoka kaka :Papala, Mputu Mabi, Bolasie,Isama Peko ; Mususu ezo bima lokola Emenaya mutu azo loba ngo : Mbokani ! »
4 Fig. 1 : Illustration de Jonathan Kaninda
5 Mupapa, S. M.-A. (2004). Le Congo et l’Afrique à l’orée du troisième millénaire: La pathogénie d’un sous-développement. Kinshasa: Presses universitaires du Congo, p.85
6 Ibidem
7 Durant l’époque coloniale, ce statut spécifique aux congolais concernait « tout homme qui a étudié et qui respecte tout ce qu’il a étudié, qui respecte les règles du savoir-vivre, les lois de Dieu, les lois de l’Etat et surtout de ses supérieurs… L’émulation jouait entre eux pour être le parangon du « mundele ndombe », Européens à peau noire. C’est pourquoi des différenciations byzantines, calquées sur l’appréciation du colonisateur, émaillaient leurs propos : primitifs, broussards, « basendji » et « bahuta » pour lesquels on ne manifestait que mépris et condescendance ; évoluant ; évolués ou civilisés ; et au-dessus de la pyramide, les « élites ». Voir Mutamba, M., & M’Bokolo, E. (1998). Du Congo belge au Congo indépendant, 1940-1960: Émergence des « évolués » et genèse du nationalisme. Kinshasa: Publications de l’Institut de formation et études politiques. p.48-49
8 « Ba laureaaats, bana ya poto basimba mikili ba confirmaaaa, na siècle oyo eleki pe ba ko confirmeeeer, na siècle oyo ya sika to ndima bangoo, baza danzee!… Est-ce que ozo yeba que jeune homme yango alataka vrai, aza na palais naye, na makambu naye, pe adamaka na mesa ? Mais comment ! Mais oui ! eza ndenge wana …Mais non, bazo yeba idéologie te, nayebisaki bino koramikorakoza, oyo eza ba grande causerie ! Ba petit na biso ya kin bo capter yango na ndenge ya simalobe… Kokende poto ezali synonyme yakokota bokonzi ya lola tee, kokende poto ezali, synonyme yakokoma mondele teo…»
9 « Ye mundele alobi ye mutu asala Dindon, eeee ! Mundele akosi nga que asala Dindon ! Po ye alia mukongo, na Ethiopie bala mupende , biso tolia libabe… »
10 M-A. Mupapa Say.op cit, p.110-111