Mukenge/Schellhammer: « Au-delà de la pitié » Vidéo/Animation/Peinture
« Au-delà de la pitié », est une réflexion du duo Mukenge/Schellhammer autour des imaginations des étrangers envers Kinshasa et ses habitants. Ils prennent position sur une certaine norme de représentation de la pitié et de la pauvreté existant envers les artistes dans les pays du tiers-monde. En revanche, lorsqu’on pose un regard sur les artistes émergeant ou venant de pays du tiers-monde, un sentiment de pitié se construit automatiquement. Dans cette vidéo, le duo va au-delà de la pitié et prend position : La pitié repose sur une sorte d’arrogance qu’on ne retrouve pas dans la compassion. La compassion implique un sentiment d’humanité partagée, au-delà de toute considération sociale, et est donc moralement supérieure à la pitié.
Mukenge/Schellhammer: “Ton exotisme est mon pain quotidien” Vidéo/Animation/Peinture
Le mot exotique réfère à ce qui est étranger ou extérieur au sujet, et touche donc à l’image de l’autre, l’imaginaire, les stéréotypes et les normes de représentation. Nombreux sont les penseurs à s’être interrogés sur les images de l’autre, les stéréotypes et les normes, qui sont des moyens de renier la réalité. La construction de l’altérité reflète une position hiérarchique : loin d’appréhender l’autre, la construction de son altérité sert à la construction de soi et à justifier ses propres conceptions du monde. À travers un renversement des points de vue, cette série de photos et de vidéos s’inspire des stratégies de détournement des images stéréotypées pour déconstruire les dynamiques de pouvoir et les hiérarchies issues de la construction de l’imaginaire occidental de l’ailleurs.
Mega Mingiedi Tunga : « Post-Postcolonial » Dessin sur papier, 80 x 100 cm, Kinshasa 2020
Dans une logique axée sur le futur, Mega Mingiedi propose une vision qui saute les temps. Il enjambe le concept très utilisé actuellement, celui du postcolonial pour parler du « post-postcolonial ». Sa vision traduit un besoin de rendre obsolète cette notion qui hante quasiment tous les discours actuels sur le continent africain et sa diaspora. Dans ce cadre théorique et acrobatique intellectuel, l’artiste a pris pour modèle le fonctionnaire congolais afin d’entrevoir son avenir dans cette logique post-postcoloniale. Il imagine donc un fonctionnaire débarrassé du poids colonial et postcolonial et plutôt axé sur un futur décolonisé et « de-post-colonisé ».
Du laboratoire au Laboratoire
« Laboratoire Kontempo ».
Sorana Munsya
Je dois dire que le nom du projet m’a d’abord plu. Ensuite, il m’a intriguée pour finalement m’engloutir. Oui, je me suis sentie tout à coup engloutie par la masse d’idées et de représentations qu’accompagnent ce mot. « Laboratoire ». C’est un terme important je crois, surtout depuis ces derniers mois. A partir de l’Europe, il sonne comme le mot parfaitement adapté à cette période où le lexique commun aux grands et aux moins grands de ce monde semble tourner autour de termes tels que « vaccin », « infection », « protection », « immunité » et autre « contamination ». D. Trump et B. Johnson surpris par le virus se retrouvent coincés dans leur Occident aseptisé. Celui qui se considère comme Nord et qualifie le reste de Sud. Celui qui satisfait de sa modernité en permanence renouvelée « encourage » ce Sud à le suivre dans sa course sans fin. Celui qui « sans vouloir être provocateur » propose de tester différentes potions sur les corps noirs de la zone qu’il appelle Sud. Celui qui a rendu une grande partie du monde, en particulier l’Afrique, un laboratoire à ciel ouvert…
Laboratoire dans lequel les premiers tests du projet « capitalisme » ont vu le jour sur les corps et les terres noirs et qui s’est vu devenir le théâtre du processus d’ensauvagement de ceux qui voulaient conquérir. Conquérir d’abord le territoire en objectifiant et asservissant les êtres. Asservir en maîtrisant les croyances et les savoirs. Maîtriser en inventant le sauvage. Car porter seuls, le sauvage en eux, était insupportable. Il fallait l’extraire pour le voir artificiellement dans ces hommes et femmes réduits en objets et outils de travail. Vraisemblablement, était-ce la projection, la seule manière de supporter le poids lourd et sombre de la violence nécessaire à l’entreprise esclavagiste et ensuite coloniale.
« Je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie. (…) La colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral. (…) Il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. » Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme)
Mais le laboratoire ne disparaît pas avec la fin de la colonisation. Il se fait encore plus inventif et ingénieux. En effet, il faut tester les nouvelles potions et autres formules qui en temps de post-colonie rapporteront autant qu’en période coloniale. Quel serait donc le moyen d’entretenir ce fameux flux sud-nord ? Comment donc continuer à engraisser le nord jusqu’à ce qu’il étouffe et soit pris d’écœurement ? L’outil de la dette et de l’aide semblent convenir. Faire croire à ces « ex-colonisés », avec la complicité d’une classe bourgeoise locale, que le modèle à atteindre est occidental et que le chemin vers sa modernité est semé d’embûches.
Dans un pays sous-développé, une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l’école du peuple, c’est-à-dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales. Nous verrons malheureusement que, assez souvent, la bourgeoisie nationale se détourne de cette voie héroïque et positive, féconde et juste, pour s’enfoncer, l’âme en paix, dans la voie horrible, parce qu’antinationale, d’une bourgeoisie classique, d’une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise. » Frantz Fanon (Les damnés de la terre).
Mega Mingiedi, dans son œuvre intitulé « Nouveau fonctionnaire », nous propose le regard fou et ébahi d’un personnage traversé de part en part par la cartographie imaginaire de la ville de Kinshasa. Pris dans le monde de l’administration, ce fonctionnaire dessiné au stylo, prie pour la réforme et l’imagine dans un langage codé inventé par l’artiste. Car même pour l’univers aussi réglementé qu’est celui de l’administration publique gouverné par la bourgeoisie bêtement bourgeoise, il n’y a que l’imagination qui peut sauver ce système broyeur de vies et d’espoir. Imagination nourrie par le terreau des motifs traditionnelles Kuba et par l’architecture urbaine héritée de la colonisation qui, malgré sa présence symbolique et physique, se voit transformée quotidiennement par les habitants de la ville. Cet entrelacement complexe d’héritage coloniale et d’auto-construction kinoise forme le paysage à partir duquel ce personnage fonctionnaire s’invente l’utopie d’une administration au service de sa population et dont les travailleurs seraient correctement traités en échange de leurs bons et loyaux services. Tout cela ne ressemble pas vraiment à une utopie. Ou du moins à ce genre d’utopie qui même si elle trouve ses racines dans le réel, nous emmènerait dans des lieux de l’imagination inédits. En effet, c’est comme si l’utopie de ce fonctionnaire ébouillantait son cerveau et le rendait fou aussi parce qu’elle prend les traits d’une réalité, qui par trop de moments, s’impose dans l’imaginaire des ex-colonisés, la réalité occidentale.
Ne parlons même plus de réalité occidentale et préférons-lui le terme de fantasme occidental. Les rapports nord-sud plus que jamais déséquilibrés trouvent également refuge dans l’imaginaire des « ex-colonisés » mais également de ceux des « ex-colonisateurs ». Pris dans la sidération du choc de la « rencontre », à l’instar des rapports politiques, les rapports entre les individus des deux groupes se voient marqués par les flux et les circulations des intérêts et des supposés bons sentiments.
« O Blanc, reprends ton lourd fardeau :
Envoie au loin ta plus forte race,
Jette tes fils dans l’exil
Pour servir les besoins de tes captifs;
Pour – lourdement équipé – veiller
Sur les races sauvages et agitées,
Sur vos peuples récemment conquis,
Mi-diables, mi-enfants. » Rudyard Kipling (Le fardeau de l’homme blanc)
Dans le film « Ton exotisme est mon pain quotidien », les artistes Lydia Schellhammer et Christ Mukenge mettent en exergue une des manières dont les rapports d’aide de l’Occident au continent africain façonnent les relations interpersonnelles des individus. En effet, la sphère intime n’est pas épargnée par le fantasme occidental qui voudrait que le blanc aide le noir. Que le blanc supporte le noir semble être une vérité à laquelle beaucoup croient encore. Cette vérité est mise à mal dans une scène aussi intime que celle d’une conversation entre un coiffeur kinois et sa cliente kinoise dans laquelle cette dernière lui confie à quel point pour avoir ce qu’elle veut, parfois, celle-ci n’a pas d’autre choix que celui de faire croire que l’aide offerte est indispensable à son bien-être. Traiter de ce que certains pourraient qualifier de manipulation dans ce contexte artistique constitue un pied de nez intéressant. En effet, cela nous rappelle comment l’administration du Congo belge s’est évertuée à s’introduire dans l’intimité des Congolais qui, désireux d’une vie meilleure, se sont vus obligés de mimer les gestes du colonisateur pour espérer recevoir le fameux titre d’évolué et ainsi accéder à ce qui semblait représenter une vie digne. Ce lien entre intimité et rapport de pouvoir est solide et persiste encore aujourd’hui dans un contexte où le fantasme de l’aide habite les imaginaires.
Le laboratoire c’est aussi celui des habitants de Kinshasa. Kinshasa, mégapole en constante réinvention et incroyable par la plasticité dont elle fait preuve et dont les artistes (et même les non-artistes) intègrent l’utopie directement dans le réel. On définit l’utopie par « une création de l’imagination qui se nourrit du réel ». Le résultat du projet de l’artiste Sinzo Aanza qui mêle photographie et collage, est selon moi un hommage à ce que les habitants de Kinshasa sont capable de créer au point de cohabiter avec l’utopie. La distance se rétrécit entre réel et imaginaire jusqu’à les faire se confondre. Ainsi, dans les photographies qu’il a prises de quatre carrefours importants de la ville de Kinshasa sont intégrés des éléments des maquettes du regretté créateur Bodys Isek Kingelez. Dans une interview accordée en 1995 à la Fondation Cartier à l’occasion de son exposition solo, ce dernier exprime son besoin absolu et irrépressible de tailler et de créer dans la matière. Ce besoin s’étend jusque dans la nécessité de marquer l’attention sur les détails les plus minuscules et sur la complexité de ses structures. Structures architecturales inspirées de la tradition art déco belge ainsi que de l’architecture congolaise ambitieuse de la période post-indépendance. En intégrant des fragments d’œuvres de Bodys Isek Kingelez dans ses photographies de la ville, Sinzo Aanza, nous donne l’occasion de penser la ville comme terreau d’où l’utopie peut naître. Il nous permet également d’imaginer le territoire urbain comme faisant partie de l’utopie et l’utopie comme faisant partie du territoire urbain et indique ainsi une certaine façon de faire corps avec ce dernier. De plus, ses photographies, par leur perspective particulière donne une impression d’infinité au paysage urbain. C’est comme si, malgré la densité de la ville, il y avait encore de l’espace pour avancer, comme si rien n’était achevé, comme si tout était en court. Dans une discussion, il fera d’ailleurs référence aux langues telles que le lingala, le swahili ou
encore le kinande qui sont des langues qui ne chutent jamais et qui semblent davantage intégrer les points de suspension dans le rythme plutôt que les points finaux et péremptoires…
« La pensée de l’errance n’est pas l’éperdue pensée de la dispersion mais celle de nos ralliements non prétendus d’avance, par quoi nous migrons des absolus de l’Etre aux variables de la Relation, où se révèle l’être-comme-étant, l’indistinction de l’essence et de la substance, de la démesure et du mouvement. L’errance n’est pas l’exploration coloniale ni l’abandon à des errements. Elle sait être immobile, et emporter. Par la pensée de l’errance nous refusons les racines uniques et qui tuent autour d’elles : la pensée de l’errance est celle des enracinements solidaires et des racines en rhizome. Contre les maladies de l’identité racine unique, elle est le conducteur infini de l’identité en relation. L’errance est le lieu de la répétition, quand celle-ci aménage les infinies variations qui chaque fois distinguent cette même répétition comme un moment de la connaissance. » Edouard Glissant (Philosophie de la relation)
Il est important lorsqu’on parle du laboratoire artistique qu’est la ville de Kinshasa d’évoquer l’art de la performance. A l’instar des travaux artistiques précédemment cités, la performance dans son intention et son exécution à Kinshasa nous fait réfléchir sur la façon de faire corps avec l’utopie en partant d’éléments du réel. Que ce soit dans les sculptures de Kingelez ou dans les costumes fabriqués par les performeurs de collectif kinois tels que Eza Possible ou Kongo Astronaute, la création et l’imagination prennent racine dans les réalités, parfois sombres et interpellantes, que le pays et le monde dans son ensemble donnent à offrir. Mais ils s’ancrent dans la vie et s’imposent dans l’espace public en rappelant que tout est mouvant et que rien n’est définitif. Dans une époque où les monuments témoins de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage sont menacés d’être déboulonnés, faire monument du mouvement des performeurs et de l’utopie des artistes cités dans ce papier pourrait constituer le soin dont ces espaces ont besoin…
Finissons peut-être ce papier en admettant que l’art et les artistes ne sont pas différents des autres parce qu’ils sont en Afrique. Toma Muteba Luntumbue a exprimé en partie cette idée dans une interview accordée à Africultures à l’occasion de l’exposition « Transferts » montrée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 2003 : « l’art n’est pas un espace qui doit rester vierge, ce n’est pas un terrain immaculé de tout déchet. C’est un territoire humain où il se passe le même type de transferts que dans les autres domaines sauf qu’il donne la possibilité de se poser des questions. Le luxe de l’art ce n’est pas de vendre, c’est de pouvoir apporter des questions à une société qui ne veut plus s’en poser ». L’art en général n’est donc pas un espace vierge d’interactions (positives ou négatives) avec le reste du monde, l’activité artistique pratiquée sur le continent africain, non plus.