Prisca Tankwey : « Boite à Clichés »
Performance/Installation, Kinshasa 2020
Prisca Tankwey pose un regard sur le continent africain constitué de cultures diverses et qui est pourtant souvent imaginé par certain comme étant un seul pays.L’artiste aborde les divers points de vues et projections faussés de ce continent. Jusqu’à présent l’Afrique fait l’objet de fantasmes exotiques nourris par un passé colonial, par des études anthropologiques et des clichés qui perdurent. L’artists se concentre également sur les façons dont les africains contribuent eux-mêmes à la reproduction de ces clichés.
Vidéo, Kinshasa 2020
Cet univers intimiste qui impose un regard axé sur le corps à purifier, est en fait un appel métaphorique à une mutilation collective. Cet acte est personnifié par l’artiste dans la figure du chef de ses concitoyens. Ici représentée par un rasage, cette mutilation concernerait les cerveaux de congolais, hantés par le fantôme de la colonisation qui contrôle leurs pensées dans la vie quotidienne.
Installation, Kinshasa 2020
La croix, élément religieux chargé de symbolique, déjà utilisée par des missionnaires au Congo lors des premières expéditions pour asservir et coloniser, est ici prise dans son sens concret et abstrait. L’artiste Paulvi Ngimbi revient sur son emprise dans la société kinoise et congolaise. Symbole de la religion, de la sainteté et de la sacralité, elle est aussi symbole de richesse. L’artiste la perçoit comme le nouveau « fétiche » de ses contemporains congolais. Cette dernière approche a peut-être poussé l’artiste à sublimer la croix et à la présenter telle que décrite ci-haut.
Vidéo/photographie, son, 3’ 25’’, 2009
Les termes standardisation ou uniformisation s’appliquent habituellement aux objets manufacturés, dans les domaines industriels et chez les militaires. Pourtant la normalisation s’adresse non seulement aux objets matériels mais aussi au langage, aux pratiques, aux institutions, mais aussi à la pensée et au comportement. Précisément dans la mesure où, pour se rationaliser et se réguler la société cherche à se construire comme une machine.
Sortir de la grande nuit
Landry Mbassi
Si l’on considère que l’Afrique est parvenue à un moment charnière de son histoire dans cette phase postcoloniale qu’elle traverse, un moment critique précédé d’expériences démocratiques timides – pratiquées sans pensée démocratique (voir plus bas Elieth P. Elibiyi), on doit également convenir qu’elle est, en tant qu’entité, désormais contrainte de se regarder froidement dans le miroir face à son passé tronqué et de se reprendre en main.
À ce titre, l’on ne peut alors s’empêcher de remarquer le rapport qu’ont certains intellectuels et artistes face aux situations de crise et aux périodes troubles, tant cela nous rappelle avec violence notre condition et notre trajectoire d’« ex-colonisés », celle-là même qui nous lie à une des périodes les plus sombres de l’humanité. Période pendant laquelle notre condition humaine fut contestée, et de laquelle nous devons absolument nous détacher, pour nous affranchir du joug de l’Histoire qui pèse sur l’Afrique.
La colonisation et l’esclavage sur le continent africain ont créé la négation institutionnalisée de peuples à l’échelle mondiale. La fameuse Conférence de Berlin – et tout ce qu’elle rappelle – devrait avoir une place plus importante dans les programmes d’enseignement des classes élémentaires sur le continent, pour rappeler aux Africains qu’« ils viennent de loin » et qu’il s’est passé quelque chose de très grave mais pas d’irréversible dans le cours de l’Histoire. Et cela de manière à ce que les générations à venir ne perdent pas de vue l’objectif de leur marche vers la liberté. Cette liberté, ce mouvement salvateur pour l’Afrique-monde n’est pourtant pas compatible avec les frasques politiques des nouveaux maîtres du continent qui pactisent avec l’ancien colon. C’est ce que déplore l’historien et politologue Achille Mbembe dans son essai cinglant Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée, paru en 2010.
Dans cette quête pour la souveraineté culturelle et politique des états-nations sous le slogan indépendance Chacha, l’artiste africain a apporté sa modique contribution depuis le milieu des années 60. L’artiste est un producteur de réflexions, un quêteur de sens, au même titre qu’il est à sa manière archéologue et historien. Il creuse en son for intérieur en empruntant à l’Histoire, pour construire des imaginaires, des récits et inspirer différentes générations. Certaines démarches artistiques ont tellement d’enjeux historiques qu’elles oscillent entre fiction et documentaire. C’est le cas de la pratique des plasticiens Emkal Eyong’akpa (Cameroun) et Samy Baloji (RD Congo), qui composent des métaphores inspirées d’archives et qui interrogent le sens de l’Histoire, ou du moins en suggèrent une relecture et une réinterprétation.
L’écrivain Felwine Sarr a appelé ce genre de pratique dans une des premières sessions de l’école doctorale des Ateliers de la Pensée à Dakar en 2019, « l’épistémologie du sensible », évoquant la possibilité pour l’art en tant que siège de l’émotion, de constituer un champ de connaissances à l’intérieur duquel se développerait de manière tout à fait clairvoyante, une quête noble, celle de l’élévation de l’être humain. L’artiste aspire, en effet, à un monde meilleur et ses œuvres, qu’on le veuille ou non, en sont le reflet. Il est certes, souvent utopiste et ambitieux, mais reste cependant sincère, rêvant d’un monde fantasmé et idéalisé, où règnent paix, amour et fraternité universelle.
« Qu’importe à présent qu’on nous tue, les nuits tomberont une à une. » (Louis Aragon)
Au sein de plusieurs communautés, le chaos structurel continue de faire la loi, là où on croyait que la lumière des indépendances aurait servi d’éclaireur. L’Africain demeure sous le joug de forces dominantes et oppressantes, victime de sa propre méconnaissance, de ses propres maladresses sociales (dont il souhaite sans cesse se séparer), de son malaise face à la modernité qu’il a trop vite embrassée et qui l’étreint. Bien trop souvent ignorant de son passé élogieux anté-colonial – où les codes socioculturels étaient établis par lui-même, il se comporte comme si la vie en Afrique n’avait jamais existé avant l’arrivée du colon. Il se renie lui-même presque autant de fois qu’il expire. On observe même une sorte de refus chez lui de se prendre véritablement en charge, comme une négation de lui-même, par récusation ou procuration intellectuelle ou politique, ou encore culturelle ou religieuse – cela dépend.
En témoigne cette note de lecture de Elieth P. Eyebiyi, sur l’essai du professeur Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit :
« l’Afrique demeure comme un ensemble de peuples sans vie, loin d’avoir atteint les rivages espérés de la liberté et du progrès. Le colonisateur est parti mais reste présent partout et en tout, et les politiques africains semblent s’être durablement accommodés d’une situation ambigüe qui handicape leurs peuples. Pour leur part, les intellectuels n’ont pas réussi à dépasser le chaos, se contentant d’un saupoudrage étonnant : la démocratie est mise en pratique sans pensée démocratique, l’idée d’une révolution sociale radicale s’est fanée, les pouvoirs ‘’nègres » s’illustrent par leur sénilité, le désir du départ s’est enkysté dans les cœurs de la plupart et l’institutionnalisation du racket achève de faire le lit d’une politique systématique du pillage. »
Dans la même veine, Isidore Kpotufe, responsable du Projet Francophone du think tank Imani Ghana, s’indigne en relevant que les intellectuels africains devraient davantage jouer leur rôle dans ce que l’on souhaite de la démocratie en Afrique : qu’elle libère véritablement la parole, et soit favorable à l’émancipation des peuples. Sinon, qu’elle cesse de n’être qu’accumulation de sophismes et de critique creuse, qu’elle concourt véritablement à l’élargissement du débat politique tout en se mettant au service du développement endogène. Au lieu de se contenter de nourrir les propres intérêts de ceux qui disent vouloir son avènement. Il constate à cet effet que :
« Bien souvent, par le passé, beaucoup d’intellectuels africains se sont, soit par affinité ethnique et pour des raisons pécuniaires, mis au service des dictatures. Nombre d’entre eux se sont fait conseillers des tyrans et ont été les intellectuels organiques des régimes despotiques du continent. Et lorsque, comme Laurent Gbagbo, ils eurent à exercer directement le pouvoir, ils installèrent des régimes liberticides et corrompus et se révélèrent pire que les régimes autoritaires qu’ils avaient combattus. »
Picasso qui affirmait en 1935 « l’art n’est pas uniquement fait pour décorer les appartements ». En effet, l’art joue un rôle important dans la libération des peuples et des esprits et le Laboratoire Kontempo s’inscrit ainsi dans cette ligne de pensée à partir de Kinshasa, afin d’impulser cette dynamique chère aux auteurs cités plus haut et de favoriser le renouvellement de la société africaine.
Congolités : entre exotisme, « partagisme » et panafricanisme
La République démocratique du Congo, ex-Zaïre, constitue en Afrique subsaharienne (francophone), l’une des plus importantes villes-pôles de production esthétique au sens large du terme. Avec sa superficie de 2,345 million km2, et sa capitale Kinshasa qui compte 9965 km2 (contre 100 km2 pour Brazzaville, sa consœur de l’autre rive), elle est un véritable mastodonte géographique sur l’échiquier continental. « Kin la belle », scande le jeune artiste Damso, qui en fait l’apologie. L’origine du nom Zaïre découle du nom Nzadi, qui veut dire dans un des dialectes du Royaume Kongo fleuve ou rivière. Le nom Nzadi fut donné comme réponse par les autochtones aux explorateurs portugais, tentant au 15e siècle d’identifier le territoire sur lequel ils se trouvaient.
Ces derniers, ne pouvant pas prononcer Nzadi, décrétèrent que le territoire s’appelait Zaïre. L’appellation dérive donc d’une erreur d’intonation, d’une incapacité ou d’une mauvaise compréhension de la langue de l’autre. On pourrait tout aussi y voir un refus de s’adapter à ce contexte nouveau, qui fonctionne selon ses propres codes.
« La description du monde est coloniale ! » s’exclamait Mbembe lors de la session de l’école doctorale des Ateliers de la Pensée de Dakar en 2019. Cette anecdote raconte comment à cette époque lointaine un certain exotisme géographique existait déjà. Cet exotisme fut renforcé par le souci constant de tout maîtriser, de vouloir absolument nommer et de devoir tout situer, parfois de manière maladroite.
Tout cela rappelle combien l’Afrique est bel et bien une invention coloniale. Elle nous situe dans un lieu imaginaire de notre propre histoire, où nous n’avons été impliqués qu’en qualité de cobayes. C’est ainsi que sont apparues les crises et autres difformités : « Les cas sociaux sont nés des silences coloniaux », martèle Oxmo Puccino, de son vrai nom, Abdoulaye Diarra, rappeur malien installé en France. C’est ainsi également que sont nés les incompréhensions et les frustrations et tous les ressentiments intérieurs qui plongent l’Africain moderne éclairé, dans une posture constante de révolutionnaire. Ce qui ne plaît pas forcément à ceux que le progrès de l’Afrique irrite.
La République Démocratique du Congo n’échappe donc pas à cette réalité ou à cet ordre. En tant qu’Africains, nous avons été dépossédés de ce qui nous était le plus cher : nos parents, nos terres, nos cultures, nos croyances etc. Ces éléments humains ou matériels, désormais modifiés (comme des OGM) ont parfois été utilisés à notre insu ou contre notre gré, pour produire du sens dans l’intérêt de l’autre. L’ex-Zaïre est un exemple patent de ce phénomène, tout comme l’est le Cameroun. Ce pays tire son nom d’un épisode pour le moins rigolo. Quand des explorateurs découvrent, vers la fin du 16e siècle, le territoire doté d’une rivière abondante en crevettes, Fernando Po, faisant partie de l’expédition, décida de l’appeler, Camarao (crevette en portugais) ou Rio dos Camaroes (la rivière aux crevettes). De Rio dos Camaroes à Cameroun, l’analogie est rapidement établie.
Aujourd’hui, cette histoire fait couler encre et salive, depuis la crise anglophone qui sévit dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest du pays, remettant au goût du jour des légendes urbaines où le Cameroun est par exemple présenté comme un plat de crevettes servi à la France. Ces métaphores questionnent par-là même, les rapports d’interdépendance et de subalternité qui régissent les relations entre les États. La colonialité n’a pas dit ses derniers maux.
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- Ateliers de la pensée, In Mbembe, A., & In Sarr, F. (2017). Écrire l’Afrique-monde: Ateliers de la pensée, Dakar et Saint-Louis du Sénégal, 2016.
- Chanson phare des années 60, interprétée par l’artiste congolais Grand Kallé, accompagné par son groupe l’African Jazz.
- Aragon, L. (1956). « Je chante pour passer le temps ». Dans Le Roman inachevé. Paris: Gallimard.
- Eyebiyi E. (2010). « Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée ». Dans Lectures, Reviews. http://journals.openedition.org/lectures/1198
- Kpotufe I. (2014). « Quel rôle pour les intellectuels dans la démocratie en Afrique? ». Dans Contrepoints. https://www.contrepoints.org/2014/01/13/153075-quel-role-pour-les-intellectuels-dans-la-democratie-en-afrique
- Féchuret M. (2016). « La peinture est un instrument de guerre offensive et défensive ». Dans Gazette Debout. https://gazettedebout.fr/2016/09/19/art-engagement-picasso/
- Le partagisme est un courant artistique à Kinshasa dans lequel les artistes créent des oeuvres collectives.
- Dridjo. (2007). « L’origine des mots : le Zaïre ». Dans Espace Dridjo. http://www.loumeto.com/mon-cote-fun/Histoire-d-Hommes/article/l-origine-des-mots-le-zaire.
- Puccino Oxmo. (2019). «Le droit de chanter». Dans l’album La nuit du réveil.
- « L’histoire du Cameroun ». Dans Imago Mundi. http://www.cosmovisions.com/ChronoCameroun.htm.